Ouest-France
Le prophète Daniel nous le dit depuis longtemps : les géants ont les pieds d’argile.Pour ceux qui aujourd’hui en doutent, il leur suffit d’observer Lactalis et ses errements sanitaires. Notre petit géant discret propage même sa fragilité à nos colosses nationaux, les champions de la « grande distribution ».
Toute l’ équipe ( Lactalis, Leclerc, Auchan, Système U, Intermarché etc…) est prise dans la tourmente du scandale sanitaire. « Tout va très bien, mais à part ça madame la marquise il faut que l’on vous dise qu’un incident, une bêtise, vient de se produire » des centaines et des centaines de boites de lait ont été mises sur le marché et elles sont très nocives pour nos petits nourrissons. Notre industrie agro-alimentaire était paraît-il exemplaire, désormais elle sera montrée du doigt dans le monde entier.
Parmi les nombreuses questions que suscite l’actuel scandale sanitaire, deux viennent immédiatement à l’esprit.
La première concerne la grande distribution. Cet incident, ce manque de rigueur et de réactivité est un signe parmi beaucoup d’autres de la fin d’une époque. Les géants ne sont plus exemplaires, ils ne vont plus être, bientôt, la référence en matière de consommation. Il y a quelques mois leur empire ne pouvait être contesté. Ce temps est terminé. Non seulement Amazon et ses clones saccagent leur domination et les mettent sur la défensive mais en plus un nouvel outsider tout à fait inattendu fait son apparition : le circuit court qui rapproche et humanise le commerce alimentaire entre producteurs et consommateurs. Le nouveau venu apparaît même parfois pour beaucoup de clients comme la solution en matière de qualité et de sécurité. « Le lait on ira l’acheter aux éleveurs proches et non aux nébuleuses lointaines ». Encore marginal, le mouvement va s’amplifier. En toute hypothèse il va porter de plus en plus les exigences des consommateurs et peser sur la grande distribution.
Deuxième question, est-il encore possible, aujourd’hui, de diriger efficacement une entreprise en faisant l’impasse sur une communication fréquente, claire et nette ?
La réponse est évidemment non, pour la très grande majorité des grandes et même des moyennes entreprises. Il y a une véritable exigence non seulement des parties prenantes ( actionnaires, salariés, clients) mais aussi du grand public. Mais ce principe de bon sens n’a pas droit de cité chez Lactalis.
Emmanuel Besnier son patron a, jusqu’à aujourd’hui, adopté une démarche totalement opposée. Il a érigé, en principe totémique, la discrétion la plus absolue.
Pour lui « pour vivre heureux, vivons cachés » . C’est une obsession qui ne souffre pratiquement pas d’exception. La preuve ? Il a fallu ce scandale pour que ses salariés découvrent enfin son visage.
L’excès est tel que certains estiment même que c’est plus qu’un rejet d’une démarche marketing. La vérité serait que cette absence de visibilité lui permet de ne pas exposer au grand jour sa réussite financière personnelle. Ce verrouillage, c’est en réalité une forme de retour aux principes de la bourgeoisie industrielle de la fin du 19em siècle.
Ce retour s’explique aussi par une évidence propre à notre culture. Si l’ostentation plaît aux Américains ce n’est pas du tout le cas pour une bonne partie des Français. Chez les premiers elle déclenche souvent l’admiration, mais pour les seconds c’est toujours l’envie qui surgit. Cette jalousie bien gauloise est d’autant plus dangereuse, que la famille Besnier est devenue, grâce à l’accueil bienveillant de la Belgique, un de nos champions de l’optimisation fiscale.
En fait cette pudeur hypocrite n’est pas du tout adaptée à la crise majeure déclenchée par les boites de lait frelaté.
Annoncer que les victimes seront toutes indemnisées ne suffira pas.
Ce discours « petit bras » est cohérent avec la discrétion, mais n’explique rien et incite plutôt à imaginer des dérives et des malfaçons quasiment généralisées à l’ensemble des productions .
Aujourd’hui le bateau est en feu, car à travers la France et le monde, toutes les parties prenantes ( clients, grand public, pouvoirs publics) sont unanimement révoltées. A un point tel que l’empire laitier peut s’écrouler, entraînant dans sa chute des dizaines de milliers d’emplois et le saccage du fleuron de notre industrie agro-alimentaire.
C’est devant ce type de tempête que se révèlent les grands chefs d’entreprise. Fut-ce au prix de leur départ.
C’est peut-être aujourd’hui le dilemme d’ Emmanuel Besnier : accepter enfin les règles communes à la majorité des très grandes entreprises ou quitter le management pour se cantonner frileusement dans le rôle du rentier, discret et transparent.